lundi 3 février 2014

Goltzius, pour découvrir Peter Greenaway

Le 5 février sort le nouveau film de Peter Greenaway, Goltzius et la compagnie du pélican. Ce cinéaste anglais passionné par la peinture est un adepte de scénarios sériels où, systématiquement, une même question esthétique (cadrage, clair-obscur, figure et fond…) est envisagée en différents épisodes qui, loin d’épuiser le mystère de la représentation, l’approfondissent et finissent par le transférer du domaine de l’art à celui de la vie.


Depuis son premier long-métrage, Meurtre dans un jardin anglais (1982), Greenaway ne cesse d’envisager les artistes comme des enquêteurs fouillant le secret des apparences pour y découvrir la preuve d’un complot, la trace d’un meurtrier – au prix de leur vie même : ses œuvres sont pour la plupart des variations plus ou moins heureuses d’un même précipité entre les romans policiers d’Agatha Christie, le film manifeste de Michelangelo Antonioni (Blow up, 1966) et Palettes (Alain Jaubert), la fameuse série télévisée de décryptage de tableaux.

Si vous ne connaissez pas encore ce réalisateur, Goltzius est l’occasion de le découvrir puisqu’il est en quelque sorte le digest, ou la resucée, de ses précédentes réflexions cinématographiques. Aux vieux routiers de la cinéphilie pour lesquels les films des années 1980 ont été des chocs esthétiques et des objets théoriques pour penser un mode d’articulation entre la peinture et le cinéma – en plus de Meurtre dans un jardin anglais, je vous conseille Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) pour l’évocation à la fois hiératique et carnavalesque d’une passion adultère allant jusqu’au cannibalisme –, les dernière œuvres paraissent en effet un peu moins nécessaires, prises dans une spirale de réécriture mécanique, peut-être même pédagogique, qui dit certes bien les obsessions du créateur mais sans les renouveler ou retrouver leur force initiale. Suscitant cette impression de tourner à vide, La Ronde de nuit (2008) faisait ainsi de Rembrandt un nouvel avatar du détective dessinateur du premier long-métrage, encodant dans son célèbre tableau autant de détails étranges dont l’interprétation devait révéler les coupables d’un assassinat, et signant ainsi le début de son déclin.

De même, on retrouve dans Goltzius une trajectoire d’artiste, puisque le film porte le nom d’un fameux graveur et imprimeur hollandais du XVIIème siècle. Le scénario même est de l’invention de Greenaway, qui imagine un contrat artistico-commercial entre d’une part le graveur à la recherche de financement pour un projet d’édition illustrée des Métamorphoses d’Ovide et d’autre part le marquis d’Alsace qui accepte de payer si la compagnie du Pélican, la troupe de Goltzius, incarne sur scène les six épisodes les plus sulfureux de l’Ancien Testament. Greenaway retrouve alors ses chères structures répétitives, où l’enchaînement réglé des tableaux se voit peu à peu perturbé par les répercussions de la scène sur la vie : échanges amoureux et pulsions meurtrières entre acteurs et spectateurs, débats exégétiques sur la Bible et sa figuration sur le plateau. 


A coup de reconstitutions maniéristes et de peintures hollandaises, Goltzius et la compagnie du pélican déroule ainsi l’évocation du premier coït d’Adam et Eve, de l’inceste des filles de Lot, de l’adultère de David et Bethsabée, de la séduction de Joseph par la femme de Putiphar, de la trahison de Samson par Dalila et enfin de la danse des sept voiles de Salomé, dernier et seul épisode du Nouveau Testament, selon une transgression qui vaut rupture du contrat et précipite l’issue fatale – même si la narration, assumée par Goltzius lui-même quelques années après l’épisode, rassure d’emblée sur le sort du héros éponyme. Tous ces tableaux articulent de manière explicite, et encore redoublée par le commentaire de Goltzius, la question du désir et de la mort, de l’érotisme et du crime, assaisonnée d’une pincée de voyeurisme, de questions théologiques et morales, d’une satire de l’aristocratie décadente, et d’une mise en abyme du théâtre au cinéma. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que deux artistes de la scène contemporaine figurent au générique du film : Pippo Delbono incarnant à la fois – blasphème ! – Dieu et le Diable dans le premier tableau, et Kate Moran, danseuse, actrice et performeuse chez Pascal Rambert ou Bob Wilson, en Salomé. 


Pour finir, s’il ne fallait garder qu’une raison d’aller voir en salle Goltzius et la compagnie du pélican, ce serait pour profiter des splendides effets visuels encore magnifiés par la texture des nouvelles images générées par ordinateur. Dans le sillage de son adaptation de La Tempête (Prospero’s Books, 1991), le cinéaste a investi un immense entrepôt désaffecté qui accueille à la fois les tableaux et leurs coulisses, mais sert surtout de cadre à des projections multiples : l’image se voit recouverte et rythmée par des ciels numériques, aux ébats d’Adam et Eve se surimprime la naissance du langage et de ses miroitements – le profane côtoie nécessairement le sacré dès lors que Dog est l’envers de God –, le corps de Goltzius narrateur fait écran aux mots manuscrits qui transcrivent ses paroles en signifiants visuels [si vous aimez, vous pourrez ensuite vous régaler de ce conte cruel « cinécalligraphique » qu’était déjà The Pillow Book (1996), avec Ewan McGregor]. Enfin, la scène du décor s’enrichit à plusieurs reprises d’une enfilade géométrique de piliers créés par ordinateur qui achève de faire de ce lieu grouillant d’Eros et Thanatos le carrefour composite des possibilités de l’image aujourd’hui, de son plus ancien héritage à ses plus récentes reconfigurations.

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