Le 5 février sort le nouveau film
de Peter Greenaway, Goltzius et la
compagnie du pélican. Ce cinéaste anglais passionné par la peinture est un
adepte de scénarios sériels où, systématiquement, une même question esthétique
(cadrage, clair-obscur, figure et fond…) est envisagée en différents épisodes
qui, loin d’épuiser le mystère de la représentation, l’approfondissent et
finissent par le transférer du domaine de l’art à celui de la vie.
Depuis son premier long-métrage, Meurtre dans un jardin anglais (1982),
Greenaway ne cesse d’envisager les artistes comme des enquêteurs fouillant le
secret des apparences pour y découvrir la preuve d’un complot, la trace d’un
meurtrier – au prix de leur vie même : ses œuvres sont pour la
plupart des variations plus ou moins heureuses d’un même précipité entre les
romans policiers d’Agatha Christie, le film manifeste de Michelangelo Antonioni (Blow up, 1966) et Palettes (Alain
Jaubert), la fameuse série télévisée de décryptage de tableaux.
Si vous ne connaissez pas encore
ce réalisateur, Goltzius est
l’occasion de le découvrir puisqu’il est en quelque sorte le digest, ou la resucée, de ses
précédentes réflexions cinématographiques. Aux vieux routiers de la cinéphilie
pour lesquels les films des années 1980 ont été des chocs esthétiques et des
objets théoriques pour penser un mode d’articulation entre la peinture et le
cinéma – en plus de Meurtre dans un
jardin anglais, je vous conseille Le
Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) pour l’évocation à la
fois hiératique et carnavalesque d’une passion adultère allant jusqu’au
cannibalisme –, les dernière œuvres paraissent en effet un peu moins nécessaires,
prises dans une spirale de réécriture mécanique, peut-être même pédagogique,
qui dit certes bien les obsessions du créateur mais sans les renouveler ou
retrouver leur force initiale. Suscitant cette impression de tourner à vide, La Ronde de nuit (2008) faisait ainsi de
Rembrandt un nouvel avatar du détective dessinateur du premier long-métrage,
encodant dans son célèbre tableau autant de détails étranges dont
l’interprétation devait révéler les coupables d’un assassinat, et signant ainsi
le début de son déclin.
De même, on retrouve dans Goltzius une trajectoire d’artiste,
puisque le film porte le nom d’un fameux graveur et imprimeur hollandais du
XVIIème siècle. Le scénario même est de l’invention de Greenaway,
qui imagine un contrat artistico-commercial entre d’une part le graveur à la
recherche de financement pour un projet d’édition illustrée des Métamorphoses d’Ovide et d’autre part le
marquis d’Alsace qui accepte de payer si la compagnie du Pélican, la troupe de
Goltzius, incarne sur scène les six épisodes les plus sulfureux de l’Ancien
Testament. Greenaway retrouve alors ses chères structures répétitives, où
l’enchaînement réglé des tableaux se voit peu à peu perturbé par les
répercussions de la scène sur la vie : échanges amoureux et pulsions
meurtrières entre acteurs et spectateurs, débats exégétiques sur la Bible et sa
figuration sur le plateau.
A coup de reconstitutions maniéristes
et de peintures hollandaises, Goltzius et
la compagnie du pélican déroule ainsi l’évocation du premier coït d’Adam et
Eve, de l’inceste des filles de Lot, de l’adultère de David et Bethsabée, de la
séduction de Joseph par la femme de Putiphar, de la trahison de Samson par Dalila
et enfin de la danse des sept voiles de Salomé, dernier et seul épisode du
Nouveau Testament, selon une transgression qui vaut rupture du contrat et
précipite l’issue fatale – même si la narration, assumée par Goltzius lui-même
quelques années après l’épisode, rassure d’emblée sur le sort du héros éponyme.
Tous ces tableaux articulent de manière explicite, et encore redoublée par le
commentaire de Goltzius, la question du désir et de la mort, de l’érotisme et
du crime, assaisonnée d’une pincée de voyeurisme, de questions théologiques et
morales, d’une satire de l’aristocratie décadente, et d’une mise en abyme du
théâtre au cinéma. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que deux artistes de la
scène contemporaine figurent au générique du film : Pippo Delbono
incarnant à la fois – blasphème ! – Dieu et le Diable dans le premier
tableau, et Kate Moran, danseuse, actrice et performeuse chez Pascal Rambert ou
Bob Wilson, en Salomé.
Pour finir, s’il ne fallait
garder qu’une raison d’aller voir en salle Goltzius
et la compagnie du pélican, ce serait pour profiter des splendides effets
visuels encore magnifiés par la texture des nouvelles images générées par
ordinateur. Dans le sillage de son adaptation de La Tempête (Prospero’s Books,
1991), le cinéaste a investi un immense entrepôt désaffecté qui accueille à la
fois les tableaux et leurs coulisses, mais sert surtout de cadre à des
projections multiples : l’image se voit recouverte et rythmée par des
ciels numériques, aux ébats d’Adam et Eve se surimprime la naissance du langage
et de ses miroitements – le profane côtoie nécessairement le sacré dès lors que
Dog est l’envers de God –, le corps de Goltzius narrateur fait écran aux mots
manuscrits qui transcrivent ses paroles en signifiants visuels [si vous aimez,
vous pourrez ensuite vous régaler de ce conte cruel « cinécalligraphique »
qu’était déjà The Pillow Book (1996),
avec Ewan McGregor]. Enfin, la scène du décor s’enrichit à plusieurs reprises
d’une enfilade géométrique de piliers créés par ordinateur qui achève de faire
de ce lieu grouillant d’Eros et Thanatos le carrefour composite des
possibilités de l’image aujourd’hui, de son plus ancien héritage à ses plus récentes
reconfigurations.
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